Olivier DUHAMEL
L’histoire aussi extraordinaire que méconnue du juge Pierucci
Pouvoirs n°155 - Désobéir en démocratie - novembre 2015 - p.41
Histoire vraie, transmise jadis par Edmond Bertrand, professeur à la faculté de droit d’Aix-en-Provence, à Jean-Louis Bergel, qui lui succéda dans sa chaire. Son épouse est la petite-fille du juge Pierucci.
Histoire exemplaire, double histoire en vérité, la dualité démultipliant l’exemplarité.
{{Première histoire}}
21 août 1941. Le colonel Fabien tue un officier allemand au métro Barbès- Rochechouart. Hitler demande l’exécution d’otages. Le gouvernement de Vichy édicte une «loi», antidatée du 14 août, instaurant des tribunaux d’exception, dénommés « sections spéciales » – auprès des tribunaux militaires en zone occupée, des cours d’appel en zone libre. Elle prévoit la répression des « activités communistes et anarchistes», y compris antérieures à sa promulgation. Peine maximale : la mort. Jugements non motivés. Aucun recours ni pourvoi.
Les chefs de cour sont chargés de recruter les juges. La circulaire du ministre de la Justice précise : « Vous vous attacherez à faire porter votre choix sur ceux qui vous seront connus par la fermeté de leur caractère et par leur dévouement total à l’État. »
À Aix-en-Provence, le juge Toussaint Pierucci, président de chambre, est désigné. Il refuse de siéger dans une cour bafouant tant des principes d’un État de droit.
{{Deuxième histoire}}
1944-1945. Libération. Le juge Pierucci préside une cour chargée de juger les collaborateurs. Parmi eux, un jeune, sans aucun doute collabo, mais n’ayant pas de sang sur les mains. Malgré les objections du juge, il est condamné à mort. Le juge Pierucci refuse de signer l’arrêt. L’avocat du jeune collabo, Edmond Bertrand, se présente dans son bureau et lui indique son erreur pour qu’il la rectifie. Le juge Pierucci lui répond : « Maître, j’ai fait mon devoir, faites le vôtre.» L’avocat fait un pourvoi en cassation, le gagne, puisque l’arrêt non signé est nul – et le jeune, rejugé en des temps plus calmes, échappe à la peine de mort. Pierucci, radié, est devenu avocat.
L’histoire du juge Toussaint Pierucci devrait être enseignée dans toutes les facultés et écoles de droit et à l’École nationale de la magistrature.