Nicole BELLOUBET

Introduction

Pouvoirs n°186 - septembre 2023 - La Langue française - p.5

« La seule manière de défendre la langue, c’est de l’attaquer », écrivait Marcel Proust. Ce n’est pas ce à quoi se livrent écrivains, historiens, juristes et linguistes, pour lesquels la langue française est à la fois ciment et clivage.

Vectrice de continuité et d’inclusion, la langue cimenterait la construction de l’État. Mais l’idée d’une langue unifiée résulte d’une identité française conçue comme politique alors qu’elle est peut-être et surtout culturelle.

C’est ce que traduit l’usage de la langue par des écrivains, tel Cioran, nés sur d’autres rivages : « On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. » Une langue, mais quelle langue ?

Celle que l’on rêve universelle, que nos gouvernements déploient comme instrument diplomatique et tentent de préserver en valorisant le multilinguisme au sein de l’Europe ?

Cette langue scientifique, juridique qui diffère de toutes les autres puisqu’une langue technique évite les contresens ?

Cette langue en mouvement dont les dictionnaires papier ou numériques rendent compte parce que, « définir les mots qui disent le monde, c’est aider à mieux le comprendre » ?

Le ciment de la langue peut se fissurer, vecteur d’exclusions.

Exclusion politique. Symbole de l’universalisme républicain, elle constitue un indicateur mesurant le niveau de différenciation qu’un État est prêt à assumer et protéger.

Exclusion historique. L’exposition des esclaves aux variétés linguistiques des colons a favorisé l’émergence des langues créoles, instaurant des rapports de domination et de minoration. Aujourd’hui, les quinze millions de locuteurs de créoles français constituent un atout pour la francophonie.

Exclusion sociologique. Puisque «dire, c’est être», les pratiques langagières définissent un espace linguistique au sein duquel le risque est grand d’une catégorisation, notamment entre langue des élites et langue populaire.

Exclusion de genre. Les polémiques françaises autour du langage non sexiste ou inclusif visent-elles à éviter toute critique du principe d’égalité ou à alimenter un discours antiféministe et anti-intellectualiste ?

Langue de la République, du patrimoine et de la liberté, notre langue ne serait-elle pas plus inclusive en acceptant des usages linguistiques qui se réinventent sans cesse ?

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